Pour ce dernier article de notre série sur le nudge, nous avons imaginé le cas d’une mutuelle fictive qui voudrait, dans le cadre de sa politique de prévention, encourager ses sociétaires à changer leurs habitudes alimentaires. Dans cet exemple de création d’un nudge, nous nous sommes fixés comme contraintes de respecter nos remarques formulées dans nos précédents articles, et qui sont d’ailleurs les recommandations des inventeurs du nudge, Richard Thaler et Cass Sunstein.
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Sommaire
- Étape 1 : Définir un objectif clair et consensuel qui justifie le recours à un nudge
- Étape 2 : Concevoir, tester et déployer le nudge
- Étape 3 : Proposer une information loyale et transparente sur le dispositif
- Étape 4 : Donner la possibilité d’adhérer ou d’éviter facilement au nudge
- Étape 5 : Mesurer les effets de l’incitation douce et améliorer le dispositif
- Notre dossier complet sur le nudge
Laissons Christophe, notre responsable des cantines de Chantecop de côté, et intéressons-nous maintenant à Christine, directrice de la communication et du marketing de la mutuelle Aequilibrium. Chez Aequilibrium, ils sont très proches de leurs sociétaires, historiquement des pompistes de nuit. Et les dernières enquêtes ne sont pas bonnes : depuis la crise du covid-19, les adhérents ont pris plusieurs kilos qu’ils ne reperdent pas.
Ce surpoids innocent, ce sont à coup sûr les diabètes, obésité et maladies cardiovasculaires de demain. « Et ce seront les sociétaires qui paieront lorsqu’il faudra prendre en charge ces maladies et que les cotisations augmenteront ! » juste utile de rajouter Roger, le DSI, qui est toujours grognon.
Comment casser ce cercle vicieux, se demande alors Christine ? Quelle chance ! Dans la salle d’attente du dentiste traine un vieux numéro de Harvard Business Review qui parle du nudge. Un changement de couronne et une page déchirée plus tard (tout le monde le fait, ne jugez pas Christine), voici notre directrice à l’œuvre pour créer son premier nudge, à l’aide d’un comité ad hoc rebaptisé « Nudge Unit » pour faire comme Obama, son idole.
Étape 1 : Définir un objectif clair et consensuel qui justifie le recours à un nudge
Perdre ses kilos en trop, c’est un objectif partagé par une bonne partie de l’humanité (celle qui ne meurt pas de faim en tout cas) et pour lequel les bénéfices font consensus auprès des experts. C’est donc un sujet qui peut être typiquement traité par le nudge.
On a bien un enjeu public, une grande cohorte, et un accord de principe chez les individus, du moins pour la plupart. Tout est au vert : la Nudge Unité d’Aequilibrium peut donc reprendre un pain au chocolat et dérouler son ordre du jour. Direction l’étape 2.
Étape 2 : Concevoir, tester et déployer le nudge
Un nudge, c’est avant tout un « truc » de sciences comportementales. Donc pour faire un bon nudge, l’excellente idée, c’est de commencer par une étude de terrain. Deux membres de la Nudge Unit vont donc aller une semaine en observation dans les stations-service des adhérents pour voir ce qu’il s’y passe. Leur rapport est sans appel : la nuit, les pompistes s’ennuient au milieu de rayons de snacking. Ces derniers ont donc tendance à grignoter des mauvais aliments. Il faut réagir !
Christine tape du poing sur la table, pour augmenter la tension dramatique, mais George le DAF (c’est sa fonction, pas un Breton) sursaute et avale un bout de croissant de travers. Un manœuvre de Heimlich plus loin, la Nudge Unit décide de lancer l’opération « Assiette Gourmande » pour aider les pompistes à retrouver le chemin d’une alimentation saine, et de cotisations modérées.
Une grande campagne de sensibilisation sera engagée à leur intention, avec le déploiement d’une App dédiée pour les inciter en douceur à adopter des comportements alimentaires plus sains.
Étape 3 : Proposer une information loyale et transparente sur le dispositif
Pour réussir sa mission, la Nudge Unit décide de jouer la transparence. Pas question de prendre les pompistes pour des idiots : l’adhésion au programme s’obtiendra à la loyale, avec une information précise et concise. Et la gamification. Parce que c’est scientifiquement prouvé : les bruitages de Super Mario vous feraient faire à peu près n’importe quoi (ne dites pas le contraire, c’est ce qui vous fait changer d’itinéraire dans Waze).
Donc l’application Assiette Gourmande de la mutuelle Aequilibrium offrira les fonctions suivantes :
- Des notifications push un quart d’heure avant la fringale de minuit pour inciter à plutôt croquer une pomme qu’une barre Mars (à vous le Badge « Croqueur de Pomme » !),
- Proposer des défis hebdomadaires ou mensuels pour encourager les changements de comportement dans le temps,
- Des idées recettes développées avec un nutritionniste spécialisé dans l’alimentation des travailleurs de nuit,
- Un photowall des plus belles réalisations culinaires des pompistes autour des recettes proposées pour créer une émulation (les gens sont fous depuis Top Chef),
- Des coordonnées pour contacter des professionnels de santé, fléchées par la mutuelle, autour des questions de l’alimentation.
Étape 4 : Donner la possibilité d’adhérer ou d’éviter facilement au nudge
Et c’est tout. En fait, c’est ça un bon et vrai nudge : une incitation douce. Autrement dit, le pompiste sociétaire d’Aequilibrium peut aussi se moquer de son surpoids, ou penser que sa mutuelle devrait faire autre chose plutôt que de l’ennuyer sur ce qu’il mange. Ce qui compte pour la mutuelle, c’est que ce type de raisonnement soit minoritaire grâce à un nudge simple, sympathique, absolument pas contraignant.
En effet, le coup de pouce s’appuie sur l’adhésion, déjà partagée par la cible, à l’objectif. Dit plus simplement, la Nudge Unit obtiendra des résultats en parlant aux pompistes déjà préoccupés par leur surpoids, et qui n’en faisaient rien faute de motivation. Le focus ne doit pas porter sur les populations résistantes : ça ne fonctionne pas, ou alors c’est un sludge et c’est mal.
Étape 5 : Mesurer les effets de l’incitation douce et améliorer le dispositif
Tout cela est bel et bon, mais on ne lance pas une Nudge Unit sans KPI ni ROI (en fait, on devrait puisqu’on est, en théorie, sur du temps long et de grandes fréquences…). Donc qu’est-ce que Christine va mesurer pour briller lors de son prochain entretien annuel ?
On regardera ici plutôt des éléments de notoriété, comme le total de téléchargements de l’App, le nombre d’Apps encore utilisées à trois mois, six mois, etc. Les indicateurs des réseaux sociaux sont également à considérer, notamment les interactions.
Fervente croyante de l’amélioration continue, Christine veillera aussi à repérer des pompistes enthousiastes qui pourront devenir ambassadeurs de la campagne « Assiette Gourmande », et influencer d’autres sociétaires.
Enfin, face à l’engouement pour le photowall, un livret des meilleures recettes des pompistes est envoyé à tous les adhérents pour upcycler les contenus et tirer au maximum sur la campagne.
Conclusion
Le ton humoristique de cette saynète purement fictive (et pour laquelle toute ressemblance blablabla) ne doit pas vous tromper : construire un nudge est une tâche lourde et difficile. Les résultats sont incertains, et la démarche qui demande du temps peut-être très coûteuse.
Pas étonnant dans ces conditions que cet outil ait été créé pour répondre à des problématiques spécifiques, rencontrées à l’échelle d’une population entière ; et soutenu par un État qui fera là une bonne affaire si jamais ça marche, comme inciter les Américains à prendre une complémentaire.
Faut-il pour autant se priver des dernières avancées en neuroscience ? Certainement pas ! Il conviendra toutefois d’avoir une approche réaliste et une honnêteté rigoureuse, tant dans la démarche que dans les attentes.