Pourquoi les nudges : une question de politiques publiques

Dans nos précédents articles introduisant le nudge, nous nous sommes servis d’un exemple en imaginant Christophe, responsable des cantines des écoles à Chantecoq, luttant contre l’hégémonie des frites avec ses haricots, pour le bien-être et la santé de ses petits usagés. Si cette histoire fonctionne bien pour comprendre ce qu’est un nudge et le paternalisme libertarien, elle est insuffisante pour saisir pourquoi Richard Thaler et Cass Sunstein ont formalisé cet outil.

Temps de lecture estimé : 6 minutes

Traduire, c’est toujours trahir, y compris pour le nudge

Un élément de réponse se trouve en effet dans le titre original, Nudge : Improving Decisions about Health, Wealth, and Happiness. La traduction mot à mot donne, en bon français, Nudge : améliorer les décisions concernant la santé, les finances et le bonheur. Or l’éditeur a retenu pour sa part Nudge, comment inspirer la bonne décision, ce qui n’est pas la même chose.

Il ne s’agit pas tant d’une ratiocination sur les mots et les traductions que de souligner le fait que le nudge opère dans une société, et que les sociétés sont diverses. Outil créé par des Américains à destination des décideurs américains pour solutionner des problématiques de politiques publiques américaines, est-ce que le nudge fait sens ailleurs, en France par exemple, où les politiques publiques sont très différentes ?

Il s’agit là de soulever une question fondamentale, et qui explique déjà un peu la variation des titres selon l’édition parue aux États-Unis ou celle traduite en France.

Le nudge : une affaire de politiques publiques

Qu’est-ce qu’une politique publique ? En deux mots, c’est la manifestation de l’État qui intervient sur la société. Ces manifestations visent à agir sur un territoire ou des personnes pour obtenir un effet. Dans nos démocraties libérales, cela revient par exemple à rendre l’école gratuite et obligatoire, à modifier l’âge de départ à la retraite, ou encore à la création ou non d’une politique de sécurité sociale.

Souvent, entre les nations, les domaines de la politique publique sont un peu les mêmes : santé, éducation, protection sociale, etc., et ce sont les degrés d’intervention qui vont changer. Aussi, il est de notoriété que la politique publique des États-Unis est très différente de la politique publique de la France par exemple en matière d’éducation, notamment dans le supérieur.

Dans ce cas, un agent économique américain dont les enfants veulent faire des études supérieures se trouve dans deux configurations possibles : soit il est prévoyant et il a mis de l’argent de côté pour payer cher une université, soit ses enfants vont devoir s’endetter pour étudier ce qui peut créer des difficultés par la suite, y compris d’ailleurs pour les pouvoirs publics.

De ce côté de l’Atlantique, un agent économique français dans la même situation peut avoir épargné pour financer des études supérieures dans le circuit privé. Sinon, outre l’endettement, ses enfants peuvent aussi se diriger vers les facultés dont les tarifs demeurent accessibles, et ce sans commune mesure avec le système américain, ce qui va peut-être avec un manque de moyens parfois criant, mais c’est un autre sujet.

Dans cet exemple, que viendrait faire le nudge ?

Le nudge au secours d’une vision de la société très libérale

Pour Richard Thaler et Cass Sunstein, le nudge ne doit en aucune façon modifier le système. Il viendrait juste aider notre agent économique américain à s’interroger au bon moment sur l’opportunité de constituer une épargne pour les études supérieures de ses enfants. C’est tout.

L’essence même d’une société attachée farouchement à la responsabilité individuelle est de préserver cette possibilité de choix. Le nudge, dans cette société, est un outil pour les pouvoirs publics afin d’écrêter les effets les plus négatifs d’une organisation de la société qui imaginerait chaque personne comme un agent économique rationnel parfait 24 heures sur 24, ce qui bien entendu n’existe pas. Et encore moins pour une part non négligeable des gens qui n’accèdent pas forcément à l’éducation ou à l’information nécessaire pour faire face.

Dès lors, si nous mettons en perspective les sociétés américaines et françaises, la question de la pertinence du nudge se pose. Est-ce que la société française érige le principe de la responsabilité individuelle au-dessus du reste ? Ce n’est pas certain : notre modèle est particulièrement attaché à une forme de justice sociale fondée sur une égalité devant la loi, mais aussi par la loi. Autrement dit, de base, les pouvoirs publics français corrigent les effets les plus négatifs de l’exercice de la liberté, comme celle de ne pas se soucier du financement des études supérieures de ses enfants.

Nudger les politiques publiques en France : un risque de redondance ?

Attentif aux innovations en sciences sociales, peut-on reprocher à nos hommes politiques leur récent intérêt pour le nudge ? Probablement pas : une incitation douce, qui respecte véritablement la liberté de choix, peut avoir un effet significatif à l’échelle d’une population et poursuivre un objectif noble.

Toutefois, il existe aussi un réel risque de redondance avec des politiques publiques qui font déjà la même chose, plus puissamment, et conformément à notre tradition civile qui confie une part importante de notre liberté à un État qui garantit — parfois vivement — en échange d’une certaine sécurité.

Quelles sont, alors, les menaces pour notre pacte social d’un recours fort au nudge dans les politiques publiques ? On pourrait en identifier deux principaux :

  • Le risque de mal employer le nudge. Dans une France forte d’une administration pléthorique, le décideur public serait tenté d’utiliser le nudge un peu comme une loi. Cela reviendrait finalement à faire deviner au citoyen ce que le décideur public, vu parfois tel un sachant légèrement vertical, lui réserve. C’est infantilisant, et amène à des incongruités comme l’autoattestation lors de la crise du covid.
  • Le risque de dissimuler un affaissement des politiques publiques derrière le nudge qui ferait en somme progresser l’idée d’un renforcement de la responsabilité individuelle. Ce n’est pas conforme à la relation habituelle du citoyen et de l’État depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et constituerait, sans aucun doute, un important changement culturel faute de vision et de courage politique pour réformer.

Notre dossier complet sur le nudge