Pour sa troisième tentative d’accéder à la présidence de la République, Marine Le Pen livre un discours qui, malgré quelques innovations de forme, reste sur ses fondamentaux du point de vue de la rhétorique. Et ce ne sera peut-être pas suffisant : en se dévoilant, gonfle-t-elle son pathos ? Parvient-elle à prouver sa maîtrise du logos, qui lui fit perdre le débat de 2017 ? Par bien des aspects textuels, elle semble encore en recherche d’ethos, témoignant d’une légitimité contrariée.
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Sommaire
Montrer l’humain derrière la femme politique : du pathos inattendu
Commençons directement par ce qui constitue en somme la seule innovation de cette allocution : la partie, à la fin, où Marine Le Pen dépasse son pupitre pour se déplacer vers ses sympathisants et parle d’elle-même. Quelque peu inattendue, cette mise en scène poursuit, du point de vue de la rhétorique, l’objectif suivant : rendre la candidate Marine Le Pen plus humaine.
La rendre plus accessible sur le plan du discours, c’est améliorer la dimension pathos de son propos. Il s’agit donc d’un enjeu important : les trois composantes du discours sont, depuis Aristote, le pathos, le logos et l’ethos. Or, le pathos dans le discours de Marine Le Pen, c’est-à-dire ce qui relève de l’émotion, ne peut pas uniquement se borner à égrener des éléments anxiogènes.
Car c’est pourtant ce qu’elle a tendance à faire, avec une utilisation assez marquée (autour de 20 % d’entre eux) de termes de modalisation négative : « jamais », « plus », « pas », « ni », « aucune », etc. C’est aussi ce qu’elle fait en ayant recours à des adjectifs subjectifs en quantité importante (presque la moitié d’entre eux) et qui pour la plupart sont également négatifs : « infamantes », « belliqueux », réfractaires », etc.
Pour ajouter à l’angoisse, la tonalité globale du message est celle d’un récit plutôt argumentatif avec beaucoup de verbes factifs (près de la moitié d’entre eux). À fond de train, le public est plongé dans un exposé dynamique où bien des items sont autant de menaces, voire de périls.
Or donc, quelques minutes sont consacrées à la fin à dévoiler la personne derrière la candidate afin de la rendre plus accessible, et faire peut-être émerger des émotions plus empathiques. Arrivant d’un coup, sans guère de transition, il demeure construit, du point de vue de la rhétorique, sur les mêmes fondamentaux que le reste du discours.
Ainsi, bien que nous en apprenions plus sur la vie de Marine Le Pen, le récit haletant et conquérant d’une existence forcément hors normes est très présent. Si beaucoup de gens connaissent les affres de la monoparentalité, peu ont eu comme père un chef de parti politique, ou ont survécu à un attentat.
- Jean-Luc Mélenchon : l’analyse de son discours à La Défense
- Éric Zemmour : l’analyse de son discours à Villepinte
- Marine Le Pen : l’analyse de son discours à Reims
- Valérie Pécresse : l’analyse de son discours au Zénith de Paris
- Emmanuel Macron : l’analyse de sa lettre aux Français qui annonce sa candidature
Le logos : un piège pour le personnel politique radical ?
Dans une époque particulièrement préoccupée par les fake news, la recherche systématique de la vérité a tendance à transformer les discours politiques en cours magistral. Si nous laissons le soin aux politologues de savoir s’il s’agit d’une bonne chose pour notre démocratie, la bataille des chiffres devient un marronnier des discours au risque de nuire à sa fluidité, si ce n’est à sa compréhension.
Marine Le Pen, qui a perdu le débat contre Emmanuel Macron en 2017, notamment pour un supposé manque de connaissance des dossiers, ne semble pas vraiment miser sur les chiffres. Les adjectifs numériques ne représentent qu’un peu plus de 9 % de leur total. C’est peu par rapport aux discours d’autres candidats.
Peut-être parce qu’avocate de formation et donc littéraire, Marine Le Pen construit son cadre avec des images plutôt que des chiffres : 31,5 % des verbes qu’elle utilise sont statifs, c’est-à-dire qu’ils décrivent un état, et 43,8 % des adjectifs sont objectifs.
Est-ce un problème ? Sans doute pas, si nous bornons notre analyse à la rhétorique. Mais sur le plan politique, les dissertations précises et minutieuses constituent peut-être un attendu des électeurs. C’est une autre séquence qui attire notre attention : « Vous l’avez compris, mon projet de travail est réfléchi, complet. Il est chiffré, parfaitement équilibré. Il fixe une feuille de route précise, solide, immédiatement applicable ».
Alors que Marine Le Pen présente depuis presque une heure ses arguments, voilà qu’elle se justifie de son propre exposé. Certes, on conçoit aisément que le débat cuisant de 2017 laisse des traces et qu’elle souhaite montrer qu’elle s’est améliorée. Mais en procédant de la sorte, elle se dessert en répondant à un contradicteur invisible.
Personne ne vient la contester, puisqu’elle est en meeting, et pourtant, elle se justifie, laissant imaginer que son auditoire pourrait douter de sa démonstration. Souvent attaqué sur sa capacité à vouloir réellement prendre en main les affaires de la France, le RN, par le truchement de Marine Le Pen, semble encore penser utile de se justifier de cette supposée carence.
L’ethos du père : entre capitalisation et émancipation
Quand Marine Le Pen reprend le Front National de son père, c’est l’affirmation du caractère dynastique qui est imposé aux militants. Il y a là une certaine logique avec les idées prônées par le parti, notamment sur l’entreprise familiale. Pour autant, investir une succession est toujours compliqué, surtout lorsque celle-ci se prolonge.
Et c’est bien le sentiment que donne ce discours lorsqu’on se penche sur le dispositif rhétorique de ce dernier. Nous l’avons vu, le pathos vient finalement souligner la dimension épique et la capacité de survie, au propre comme au figuré, de la famille Le Pen. C’est impressionnant, mais peu empathique. De même, le logos piétine. Même quand elle fait des efforts sur les aspects techniques de la politique et de la gouvernance, Marine Le Pen ne parvient pas à cacher qu’elle doute encore d’elle-même.
Reste l’ethos. Celui de Jean-Marie Le Pen, et du Front National d’ailleurs, s’est forgé dans la mauvaise conscience et un certain nombre d’errements de la République. Mais ses sujets de prédilection, comme l’immigration par exemple, sont la traduction politique de sentiments et d’interrogations imprécises, mais réelles dans la population, pourtant souvent évités par les partis dits de gouvernement.
Et donc, si Marine Le Pen s’emploie à dédiaboliser le Rassemblement National, dans son discours, les thèmes habituels restent. Le concept de « nation » est la première occurrence avec 60 mentions (« patrie », « pays », « nation », « peuple », etc.). Vient après la « France », qui revient 53 fois. Suivent les « Français », avec 51 mentions.
Plus inédit, on découvre par la suite les « enfants », 21 occurrences, rejointes par la « famille », 16 fois. Les « enfants » sont un thème original, car, de la même manière que les jeunes adultes, ils ne votent pas et rapportent peu en termes de voix. La cible, ici, ce sont les familles, plutôt précaire (la monoparentalité revient plusieurs fois, notamment comme expérience personnelle de Marine Le Pen) qui se sentent oubliées puisque nous savons que les plus grosses cohortes d’électeurs se trouvent chez les personnes âgées et les gens relativement aisés.
Si l’on peut considérer que le sujet de l’immigration est en sourdine avec « seulement » 11 occurrences, les thèmes abordés restent bien ceux du père.
Un discours qui fait le service minimum en attendant le second tour
Le discours de Reims de Marine Le Pen est un discours qui semble faire un peu du sur-place, en ne parvenant pas à démontrer une posture présidentielle : le pathos paraît surjoué et reste englué dans des accents négatifs quand le logos reste traumatisé par le débat raté de 2017. L’ethos semble mieux s’en sortir, mais il reste largement habillé des thèmes contestataires traditionnels au RN.
Ce faisant, l’émergence de la personnalité « présidentiable » apparaît difficile. Mais ce n’est peut-être tout simplement pas une priorité pour Marine Le Pen, puisque le vote protestataire lui vaudra certainement, comme en 2017, une place au second tour.